La domination masculine est-elle un mythe dépassé?

Le modèle de famille proposé dans les contes de fées a été profondément changé au cours des dernières décennies au moins dans notre société occidentale. L’éducation des femmes et les luttes féministes en sont la cause. Est-ce que pour autant que la domination masculine a disparu ?

 Certains (ce sont en général des hommes) croient que le patriarcat n’est plus et je les crois sincères, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont raison. Ils ne sont tout simplement pas conscients de leurs privilèges en tant qu’hommes. Ainsi, l’un d’entre eux m’a-t-il affirmé que la différence de salaires entre femmes et hommes était une des dernières traces du caractère patriarcal de notre société. Dans la vie quotidienne des couples, pour lui l’égalité est assurée, parfois trop bien.

 Je pense en revanche que pour une majorité de femmes c’est justement dans la vie du couple qu’on voit en premier cette domination et d’abord au niveau des tâches ménagères exercées à titre gratuit par les femmes et sous-payées quand il s’agit de salariées, avec en plus la charge de la gestion mentale du foyer. Suite au confinement à cause de l’épidémie de la Covid on aurait pensé que l’équilibre dans la gestion des tâches domestiques se serait répandu. Les témoignages prouvent le contraire, même si les exceptions sont plus nombreuses parmi les jeunes générations.

Pour cet ami, ce seraient les femmes qui entretiendraient la domination soit en élevant leurs filles dans cet esprit d’aliénation (il les qualifie alors de mères castratrices) soit en entrant en concurrence les unes avec les autres (témoin la jalousie entre elles) et en ne manifestant aucune solidarité avec les autres femmes (défaut de sororité). Toni Morrison et sa conférence sur les demi-soeurs de Cendrillon iraient plutôt dans ce sens : elle y voit un piège mortel pour les femmes. J’y reviendrai.

Il doute qu’un matriarcat soit plus juste que le patriarcat. Il a raison si on met dans ce terme uniquement l’idée d’un pouvoir des femmes fonctionnant sur le modèle de celui des hommes. Mais il subsiste sur terre  des restes de sociétés matriarcales d’égalité et de partage qui nous proposent d’autres modèles que le modèle hiérarchique.

Il pose enfin la question : Est-ce que les femmes veulent vraiment l’égalité car il n’y a pas beaucoup d’avantages à être au devant de la scène. La question est judicieuse. On a là une position classique sur certaines positions féministes.

Commençons par le combat pour l’égalité :

« Les hommes ont mené tous les combats, sauf celui pour l’égalité des femmes. Ils ont rêvé toutes les émancipations, sauf celle des femmes » écrit Ivan Jablonka dans  son ouvrage : Des hommes justes, Du patriarcat aux nouvelles masculinités (Le Seuil). Ce combat rencontre encore leur indifférence ou leur hostilité. Or ils sont concernés par l’égalité des sexes. Le féminisme est un choix politique. La liste chez les hommes des supporters historiques de la lutte des femmes pour leurs droits est courte : Nicolas de Condorcet, Charles Fourier, John Stuart Mill, William Thompson, Léon Richer, Jin Tianhe et Tahar Haddad ont soutenu la lutte pour l’émancipation des femmes. Mais la plupart des hommes ne voient pas où est le problème. Les privilèges qu’ils ont depuis leur petite enfance sont considérés par eux comme naturels. Ils sont en fait liés à leur statut qui est toujours dans une société hiérarchique supérieurs à celui des femmes de même niveau.

Emmanuel Todd a une position intéressante par rapport à l’évolution d’un système familial égalitaire. Selon lui, la structure familiale primitive composée d’un couple et de ses enfants qui est celle des chasseurs-cueilleurs a survécu sur la frange occidentale de l’Eurasie et aux Etats –Unis. Ailleurs, depuis le développement de l’agriculture sont apparus des systèmes patrilinéaires marginalisant les femmes avec la montée en puissance d’un statut masculin dominant. Les survivances du modèle nucléaire originel dans certaines régions ont facilité le maintien d’un système familial égalitaire, expliquant le développement du féminisme en occident. Reste à savoir si, avec le développement de l’instruction des filles, on ne va pas voir se développer dans le tiers-monde une exigence de plus grande d’égalité. Les femmes y sont prêtes, mais les hommes le sont-ils?

En ce qui concerne les tâches ménagères.

Comment les contes de fées et leur variante édulcorée des films de Walt Disney et de la littérature enfantine préparent-ils les filles à faire le ménage sans rechigner ? Dans les contes, les filles qui ne sont pas mariées restent dans leur famille pour y accomplir les tâches ménagères. C’est le cas de Cendrillon qui balaie le sol en chantant « Un jour, mon Prince viendra ». Le Prince sera le sauveur, s’il est assez riche pour lui assurer les services d’une domesticité adaptée. Eric Berne en imaginant une suite au conte, a l’air de penser que Cendrillon s’épanouit dans le travail domestique au point qu’une fois devenue princesse et mère d’un petit prince, elle retournera aux joies du ménage mais en « manager » car elle s’ennuiera, comprenant que la vie de princesse est faite de solitude. C’est bien le signe de la méconnaissance masculine concernant la vie des femmes. Il est vrai que pour Eric Berne le grand problème de l’être humain est de savoir comment structurer son temps en obtenant suffisamment de signes de reconnaissance. Quand Peau d’âne doit s’enfuir du palais pour échapper à son père, elle trouve du travail dans une métairie dans le rôle de la souillon (celle qui s’occupe des cochons). Les seules compétences féminines reconnues dans le conte sont le nettoyage, le soin aux animaux et celui des vieilles personnes.

Blanche Neige échangera l’hospitalité des nains contre des services ménagers. Seul le roi, père de Peau d’âne reçoit de l’argent sans avoir à travailler car il a un âne dont le crottin est fait d’écus d’or. Il suffit de le ramasser chaque matin. Le Prince lui va à la chasse ou à la guerre. La femme de Barbe bleue a trouvé le mari qui lui offre une vie amusante, mais au bout, il y a la mort. Pas très tentant !

Parallèlement les fillettes subissent dans leur famille un entraînement aux soins du foyer qui les prépare au mariage. Dans ma famille on se riait de la jeune artiste qui ne savait pas qu’on doit vider un poisson avant de le cuire et qui s’est retrouvée à devoir faire la cuisine à son mari sans avoir appris à la faire! Encore maintenant la charge mentale du foyer repose sur la femme. Aux Antilles, la femme est « le poto mitan de la case » l’équivalent de la poutre maîtresse..

Le rôle du père et celui de la mère vont déterminer les exceptions : certaines filles reçoivent de leur père l’autorisation de réussir. Selon Madame de Staël qui écrivait « la gloire est le deuil éclatant  du bonheur », la réussite pour une femme est incompatible avec les joies du foyer. Elle avait reçu de son père la permission de réussir et d’être une exception : une penseuse et une grande écrivaine. C’est le cas de beaucoup de nos écrivain(e)s ou scientifiques. Les mères énergiques et féministes influencent aussi leurs filles, d’autres parfois leur fournissent un contremodèle. La plupart découvriront que la conquête du Prince ne les dispense pas des activités du ménage, mais les reconduit au ménage. Le partage est-il en vue ?

Si les femmes avaient le pouvoir, elles ne feraient pas mieux que les hommes car elles sont jalouses..

Toni  Morrison dans un discours aux étudiantes de la faculté Barnard à New York en 1979 aborde le risque et la tentation d’asservissement de femmes par d’autres femmes dans un monde où les femmes quel que soit leur milieu d’origine pourront accéder au pouvoir. C’est un problème contemporain. Lorsqu’il était dirigé contre d’autres femmes, explique-t-elle, le pouvoir féminin s’est historiquement exercé d’une façon que l’on a qualifiée de « masculine ». Les étudiantes de Barnard seront bientôt en mesure de l’exercer de même.

Pour les mettre en garde contre ce risque, elle se réfère au conte de fée « Cendrillon »,  largement lu aux enfants de maternelle et se demande comment pourront grandir les demi-sœurs de Cendrillon, élevées par une mère qui asservissait une autre fille. Elles ne sont pas laides, maladroites ou idiotes. Elles sont de condition élevée et doivent visiblement devenir des femmes de pouvoir. Elles ont vu ce qu’est la violente domination d’une autre femme ; elles y ont pris part. Seront-elles cruelles quand elles seront en position d’asservir d’autres enfants ou même de s’occuper de leur propre mère ?

Toni Morrison se dit affolée par la violence des femmes entre elles, violence professionnelle, violence compétitive, violence affective ; empressement à asservir d’autres femmes. Elle invite donc les étudiantes de Barnard qui vont bientôt prendre leur place dans le monde économique et social et y occuperont le statut des demi-sœurs, à rompre avec une manière d’exercer le pouvoir qu’on peut qualifier de « masculine ». Elle leur dit que dans la réalisation de leurs objectifs personnels elles ne doivent pas faire des choix fondés uniquement sur leur sûreté ou leur sécurité. Elle ajoute : « Rien n’est sans danger. Les choses de valeur le sont rarement. Il n’est pas sans danger d’avoir un enfant. Il n’est pas sans danger de braver le statu quo. Il n’est pas sans danger de choisir un travail qui n’a jamais été fait auparavant. Ni de faire un travail ancien de façon nouvelle. Il y aura toujours quelqu’un pour vous en empêcher. »

Tout en poursuivant les ambitions les plus élevées, il ne faut donc pas que notre sécurité personnelle diminue la sécurité de nos demi-sœurs. En exerçant le pouvoir que nous sommes persuadées de mériter, ne lui permettons pas d’asservir nos demi-sœurs.

Les droits des femmes ne sont pas uniquement une abstraction, une cause : ce sont aussi une affaire personnelle.

Elle met l’accent sur la relation et sur l’engagement. Pensons aussi aux demi-sœurs de Cendrillon.

[1] Toni Morrison, La source de l’amour-propre, Essais choisis, discours et méditations. Christian Bourgeois Editeur, 2019

Pourquoi le matriarcat s’il existait serait-il plus juste que le patriarcat ?

On peut le penser si l’on met dans ce terme uniquement l’idée d’un pouvoir des femmes fonctionnant sur le modèle de celui des hommes, de manière hiérarchique. Selon Heide Goettner Abendroth [1], il subsiste sur terre des restes de sociétés matriarcales d’égalité et de partage entre les sexes. Elles présentent des modes de pensée, des pratiques sociales, religieuses, amoureuses très différentes des nôtres. Leur point commun : ce sont des sociétés organisées par des femmes mais non dominées par elles. L’université rejette tout ce qui n’est pas conforme aux idées dominantes. C’est inévitable car les hommes y sont majoritaires dans le corps enseignant. Un exemple : lorsqu’on trouvait un squelette avec des armes et un cheval dans une sépulture dans le nord est de la mer noire, les archéologues considéraient qu’il s’agissait d’un homme. Or un[2] certain nombre d’entre elles étaient des femmes blessées au cours de batailles et inhumées avec leurs armes. C’est la preuve que des femmes guerrières ont vécu parmi les nomades des steppes d’Eurasie L’analyse ADN l‘a prouvé.

Le pouvoir et l’inégalité sont-ils inhérents à la nature humaine  et irréversibles ? Dans ces sociétés les hommes ont le pouvoir politique de représentation, mais ils ne dirigent pas la vie du clan.

Pour en revenir aux contes de fées, les histoires racontées aux enfants ne devaient pas être les mêmes. Les filles pouvaient être cavalières et archères. Il y a toujours des histoires d’Amazones quelque part !

Un homme m’a dit : Il y a beaucoup d’avantages à ne pas être sur le devant de la scène …

Il a ajouté qu’il faisait partie de ces hommes qui aimeraient que le féminin prenne enfin toute sa place et qu’ils sont de plus en plus nombreux à le vouloir car la société est boiteuse et malade de cette déficience. Il ajoute : mais les femmes dans l’ensemble le veulent-elles vraimen? Pas si sûr !

La question des avantages est posée, ainsi que celle des inconvénients de l’exposition en première ligne. Il suffit d’écouter les jugements qu’on porte sur les femmes qui sont engagées en politique. J’ai écrit que les garçons avaient le monde comme territoire et les filles l’espace domestique. La question du coût que représente pour les femmes la nécessité de se battre pour obtenir le respect de leurs droits est posée aussi. On dit qu’une femme doit toujours en faire plus pour avoir la même chose qu’un homme, même quand elle y a droit. On peut comprendre qu’elle n’ait pas envie de se battre sans cesse. Se plait-elle pour autant dans le rôle de Victime éternelle? Attend-elle un Sauveur, Prince Charmant ou pas charmant ? Voudrait-elle être une vraie reine et pas seulement la femme du roi ? Chacun et chacune doit se poser la question pour lui-même ou elle-même, indépendamment du genre. Car c’est un choix personnel qu’il vaut mieux assumer. Pour commencer, écoutons d’abord les femmes parler puisqu’elles ont commencé à le faire. Cessons de soupçonner les féministes de « faire la guerre aux hommes ». Et encourageons chacune et chacun à choisir les combats qui sont importants pour elle ou pour lui et faisons confiance à l’amour de la vie et des gens.

Paris Octobre 2020.

[1] Heide Goettner Abendroth : Les sociétés matriarcales ; Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Librairie Des femmes.2019.

[2] Adrienne Mayor : Les Amazones. Quand les femmes étaient les égales des hommes.

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