C’est une parabole sur l‘abandon possible par les femmes de certains rôles féminins. En exergue de ce livre de Sue Townsend, une citation présentée de façon plutôt cavalière : « Soyez bienveillant, car tous ceux que vous rencontrez mènent un dur combat ». Attribué à Platon et à bien d’autres.
Ce livre provocateur parle de ce combat au travers d’une parabole : un jour, l’héroïne : Eva, une femme de 50 ans ayant mari et enfants, deux jumeaux, fille et garçon considérés comme sur-doués et qui viennent de partir à l’université, découvre que quelqu’un a abandonné une cuillère à soupe sur son fauteuil. Elle avait mis deux ans à le refaire. Elle va chercher la casserole de soupe à la tomate et renverse la soupe sur son précieux fauteuil.
Dans sa chambre, sans ôter ni ses vêtements ni ses chaussures, elle se met alors au lit et y reste un an. Elle se dit ensuite : « Il faudrait que je sois folle pour quitter ce lit ».
Comment comprendre cette décision ? Que s’est-il passé ?
Comment a-t-elle fait ?
Quelles ont été les conséquences ?
Que signifie cette parabole ?
sont les quatre types de questions qui se posent au lecteur.
Les explications, son entourage n’en manque pas : c’est une dépression, le syndrome du « nid vide » comme le suggère son mari ; Eva est un outsider ; elle ne parle pas beaucoup et on ne sait jamais ce qu’elle pense, donc son comportement est incompréhensible (selon sa mère) ; Sa belle-mère y voit un moyen d’attirer l’attention et la soupçonne d’être ivre. Au médecin qui la questionne, elle dit « Je suis fatiguée, mais tous les gens que je connais sont fatigués ». La plupart de ses visiteurs se disent : « J’aimerais bien moi aussi rester au lit ! »
Derrière les rôles que tient Eva, rôle d’épouse, de mère, de fille, de belle-fille et de maîtresse de maison, qui est Eva ? Qu’attend-elle de la vie ? Elle pense avoir une chance de le découvrir en restant au lit. Elle ne manque pas de sujets auxquels réfléchir.
L’auteur, elle, ne donne aucune explication et se contente de nous faire partager ce que vit Eva dans cette situation nouvelle. Dès le départ elle précise qu’Eva ne sait pas qu’elle va rester au lit un an. Ce n’est donc pas prémédité, contrairement à ce que laisserait penser le titre français.
Une première clé est la découverte le lendemain de tout ce qu’elle n’a plus à faire dans son rôle de mère de famille. La liste est longue, une centaine de tâches environ : préparer le petit déjeuner, crier à chacun de se lever, vider le lave-vaisselle ou de remplir une machine, de repasser un tas de linge ou de trainer l’aspirateur dans l’escalier et ainsi de suite… Eva a cessé de combattre. Elle dépose les armes. Aujourd’hui, elle ne fera rien de tout cela. Elle comptera sur les autres. Elle ne s’ennuiera pas. Elle sera très occupée à réfléchir.
Cela me fait penser à ce que j’appelle la stratégie d’effacement. C’est une procédure de linguiste qui consiste à supprimer d’un texte un mot ou une lettre et de regarder en quoi le texte est modifié. S’il ne l’est pas beaucoup, ce mot ou cette lettre n’a pas grande valeur alors que s’il entraine un changement de sens comme c’est le cas pour la négation « ne », la conclusion est différente. Ainsi quand une personne cesse de faire ce qu’elle faisait jusque là, l’entourage prend conscience de son travail, considéré auparavant comme allant de soi. Les mères de famille se plaignent souvent de ce que leur travail ne soit pas reconnu. En se retirant, elles pourraient découvrir leur importance, la place qu’elles tiennent et qui était devenue invisible. La liste faite par Eva permet d’imaginer ce qui se passe quand elle cesse d’agir. Normalement, elle devrait prendre conscience aussi de ce que font les autres qu’elle n’a pas à faire, mais justement son mari ne fait rien à la maison et quand Eva se met au lit, il se plaint du temps que prennent les tâches domestiques. Il se demande ce qui est arrivé à son joli foyer autrefois si paisible.
Que se passerait-il si les femmes cessaient d’accomplir les tâches domestiques, se mettaient au lit comme Eva, et refusaient d’en sortir?
La deuxième clé est l’abandon. Il entraine la dépendance, se nourrit du refus des responsabilités : refus de gérer à nouveau le quotidien, refus d’être responsable du bonheur de quelqu’un quand la situation se présente. Il ne s’agit pas d’une stratégie pour obtenir quelque chose de son entourage en échange d’un retour possible à l’activité ; on ne peut pas dire qu’elle fait la grève. Elle abandonne. Au lieu de s’occuper des autres, elle attend qu’on s’occupe d’elle comme on le fait pour un bébé, persuadée que la plupart des gens sont désireux de se montrer bons et charitables et qu’on va la prendre en charge comme elle a pris en charge les autres jusqu’ici.
C’est à peu près ce qui se passe dans un premier temps : certes sa mère âgée de 79 ans, qui n’a pas envie de s’occuper d’elle comme un bébé refuse de l’aider à évacuer ses fluides corporels et sa belle-mère aussi, mais elles viennent la voir et lui apportent quelque chose à manger, considérant qu’ « On ne laisse pas seul quelqu’un qui ne se sent pas dans son assiette ».
Autour d’elle la vie domestique se réorganise : le mari, la mère et la belle-mère, la maîtresse du mari, le médecin, l’infirmière envoyée par le médecin, les ouvriers chargés de tâches diverses qu’elle détourne plus ou moins de leur travail initial, tout ce monde tourne autour du lit d’Eva. Mais progressivement les gens se lassent et bientôt il ne reste plus que sa mère et un homme amical éloigné qu’elle a découragé, mais qui ne l’a pas tout à fait abandonnée. Elle se meurt doucement dans son lit, entrainée dans un cercle vicieux de repli sur soi et d’inaction, même si elle continue de faire quelques mouvements de gymnastique !
Quel risque court-on à dépendre de la bonne volonté d’autrui ? Jusqu’où peut aller la dépendance ?
Dans l’espace clos et protégé du lit que fait-elle de son temps ? Elle réfléchit. Quand son mari lui demande pourquoi elle veut se retirer du monde, elle dit : « Je ne sais plus comment y vivre. Je ne sais même pas comment faire marcher la télécommande ». Après quatre mois de lit, elle se compare à une larve en train de se métamorphoser. Un jour, dit-elle, la chrysalide sortira. J’ai hâte de savoir ce que je serai devenue.
Est-il si important de savoir qui on est? savoir qui on est?
Sa mère, elle, regrette l’ancienne Eva. Elle la pousse à se lever, mais Eva répond : « Si je mets un pied à terre, on me demandera de faire un autre pas, puis encore un autre et je me retrouverai à descendre l’escalier, à sortir dans le jardin et à marcher, marcher si loin que je ne reverrai plus jamais aucun membre de ma famille ».
Est-ce à dire qu’on ne peut pas être soi-même au sein de sa famille ? La famille nous pousse-t-elle à exercer des rôles dont on ne veut pas ?
Dans un deuxième temps, Eva se met à jouer un rôle de gourou. Elle est amenée à écouter et conseiller des tas de gens qui ont du mal à vivre. Le laveur de carreaux dont la fille handicapée occupe tout l’espace de la maison y compris le lit conjugal et dont il doit s’occuper ses jours de congé, un chauffeur de taxi suicidaire avec lequel elle débat des inconvénients de chacune des méthodes qu’il envisage pour se tuer au point que le futur suicidé conclut « à côté de ça, la vie paraît facile ! », une femme dont la fille a disparu et qui a cessé de se laver et de changer de vêtements en attendant son retour viennent lui raconter leurs malheurs et la consulter. Elle leur donne des conseils pratiques qui sont appliqués à la lettre et les gens racontent qu’elle les a sauvés. Ils la présentent comme un ange, un sauveur, une sainte : elle possède selon eux un don particulier. « Elle m’a sauvé la vie ! » explique le chauffeur de taxi. Comment a-t-elle fait ? Après l’avoir détourné du suicide par l’examen successif des inconvénients de chaque méthode, elle lui a conseillé de se laver, de trouver un bon dentiste et de rebondir sur ce que lui disent les femmes pour alimenter la conversation.
Pourquoi les gens ont-ils besoin de quelqu’un pour leur donner des conseils de bon sens ?
Sa réputation grandit intéresse la télé, les journaux, suscitant des rassemblements autour de sa maison. Elle s’astreint à recevoir 5 personnes par jour . Et puis peu à peu, on découvre que c’est une personne ordinaire et le reflux se fait.
Cette partie qu’on pourrait appeler « la gloire d’Eva » est très caustique. Après les rôles subis d’épouse, de mère, de fille, de belle-fille, Eva a expérimenté le rôle de gourou et l’a aussi abandonné.
Qui est Eva ? Qu’est-ce qu’elle poursuit ?
Quand sa belle-mère meurt, son mari lui demande : « Tu crois qu’elle a eu une bonne vie ? », elle répond, prudente : « la meilleure qu’elle pouvait avoir, sachant qu’elle était née dans un monde d’hommes et que ton père ne l’autorisait pas à se mettre en pantalon. »
Eva est d’abord une personne lucide, pleine d’humour et de plus en plus consciente des limitations induites par les divers rôles qu’on attend de voir tenir par les femmes. Ce qu’elle cherche c’est ce dont elle a besoin pour rester en vie. Elle le trouve à la fin : elle a besoin de bienveillance parce que, tous autant que nous sommes, nous menons un dur combat (voir la citation du début) et qu’il est trop dur de le mener seule.
Le livre est bouclé. Eva a achevé sa retraite, non dans quelque grotte éloignée de l’Himalaya comme Alexandra David-Neél, mais tout simplement dans son lit !
Que conclure de ce roman-parabole ?
Il pose le problème des rôles que nous tenons bravement et du risque que nous courons en étant trop efficaces : devenir invisible dans son couple, dans sa famille, sur son lieu de travail. Le risque aussi de tomber dans le même travers et de cesser de voir ce que font les autres, devenus invisibles à nos yeux. La bienveillance implique de tenir ses yeux grand ouverts pour continuer à exister pour les autres, en tant que personnes, et pour faire en sorte qu’ils existent pour nous aussi.
Paris 5 septembre 2014
J’ai beaucoup aimé ton article, qui induit en douceur par la forme et en vigueur par le fond une réflexion en profondeur sur l’aspect social des rôles féminins. Le prénom ne semble pas anodin, toute femme de cet âge serait – elle une Eva en puissance? Un article à lire et à relire en tous cas. Merci Agnès pour ce beau moment d’humanité et d’intelligence.