Voici la préface écrite par José Grégoire pour mon livre : « Sortir des conflits ».
Que cela nous convienne ou non, nous transitons régulièrement par le pays du conflit. Certains d’entre nous en ressentent les paysages comme vivifiants, d’autres les perçoivent comme arides ou effrayants, mais de toute manière il ne nous appartient pas de décider une fois pour toutes de n’en jamais franchir la frontière !
Le livre d’Agnès Le Guernic ressemble à un voyage aller-retour dans ce pays. La première étape, l’aller, nous permet de nous y orienter. Nous découvrons ainsi un territoire bien plus vaste et bien plus varié que peut-être nous ne le croyions. Car il y a conflits et conflits. D’abord, ils se jouent dans des espaces d’amplitudes différentes, depuis l’intérieur de la personne jusqu’à la société. En outre, ils émanent de sources diverses. L’auteur en détaille quatre : nos différences de tous types, notre style relationnel, nos intérêts et la recherche du pouvoir.
Chemin faisant, nous rencontrons différents concepts de l’analyse transactionnelle ou d’autres approches psychologiques qui éclairent nos besoins, nos relations interpersonnelles, nos perceptions plus ou moins biaisées du monde et de notre vie, et nos manœuvres ouvertes ou secrètes pour briguer le pouvoir. Ces notions, issues des théories psychologiques et linguistiques, sont éclairées par des exemples de la vie quotidienne, par des souvenirs tirés de la longue expérience de l’auteur dans l’enseignement et dans la formation, et par des épisodes tirés des médias. Elles sont présentées pour ce qu’elles sont dans leur essence : des expressions conceptuelles des aspects multiples de notre vécu quotidien.
Pour le voyageur curieux, il y a là amplement de quoi s’étonner des ressources et des complexités, mais aussi des pièges du psychisme humain. Le professionnel des relations pourra s’inspirer de la manière concrète et profonde qu’a l’auteur de les expliquer. Mais le but prioritaire de l’ouvrage est de déboucher sur une action, celle qui permettra au lecteur de résoudre autant que possible les conflits où il se trouve engagé ou coincé, à condition qu’il soit « client », c’est-à-dire disposé à s’investir activement dans cette démarche.
Dans cette perspective, descriptions vivantes et concepts éclairants ne constituent que la première étape de la démarche, qui consiste à classer et analyser les conflits. Cela veut dire fondamentalement en circonscrire les caractéristiques pertinentes, puis sur cette base formuler l’hypothèse d’un sens possible. Par exemple, si l’on arrive à situer la réaction de l’autre dans la catégorie du besoin fondamental de reconnaissance, cela donne un autre sens à cette réaction, que sinon j’aurais sans doute qualifiée sans autre forme de procès de méchanceté ou d’égoïsme ; si l’hypothèse se vérifie, cette donnée sera un élément essentiel d’une future résolution du conflit.
Nous en arrivons ainsi au voyage retour, qui consiste à sortir autant que possible du conflit, plus précisément à le résoudre, ou du moins à ne pas le laisser devenir plus destructeur.
Alors qu’à l’aller nous avons rencontré des descriptions imagées et des concepts, au retour nous faisons connaissance, comme il est logique, avec différents « savoir-faire », « savoir-dire » ou finalement « savoir-être » utiles pour la résolution du conflit : un état d’esprit positif, la négociation avec autrui et avec soi-même, le développement personnel pour dépasser les limitations chroniques inutiles (ce que les analystes transactionnels appellent le scénario), enfin les stratégies pour sortir des conflits de pouvoir. La réflexion créative et précise de l’auteur sur les transactions, détaillée dans son ouvrage précédent[1], ouvre ici un espace particulièrement vaste de possibilités adaptées à la diversité des situations. Sans illusion magique, car tout n’est pas pour autant gagné d’avance, et c’est pourquoi l’auteur suggère quelques types de réactions au cas où l’autre s’obstinerait ou s’enferrerait dans le conflit…
Au retour de ce voyage, après nous avoir accompagnés dans l’exploration du conflit et de ses modes de résolution, l’auteur tire profit de ce que nous avons découvert en cours de route pour indiquer quelques manières de prévenir le conflit, autrement dit d’éviter de le provoquer ou de l’attiser. C’est un point d’orgue, comme un repos bien gagné après un itinéraire riche en découvertes et en apprentissages !
Puis-je terminer cette préface par une note plus personnelle ? Comme je n’appartiens pas à ceux que l’idée du conflit stimule spontanément, j’avais… un conflit en commençant cette lecture, mais je puis assurer le lecteur que pour moi ce voyage, par son intérêt et sa richesse, en a amplement valu la peine !
José Grégoire, enseignant et superviseur agréé en analyse transactionnelle (T.S.T.A.), spécialité psychothérapie.
[1] Le GUERNIC, A., Etats du moi, transactions et communication, InterEditions.
Lors de l’apprentissage de l’AT on perçoit parfois le fait d’entrer dans un jeu psychologique comme quelque chose de mal ou de honteux. Or si les jeux sont présentés comme des erreurs ou des fautes on n’avance pas. Rappelez vous l’effet produit sur vous par une éventuelle confrontation sous la forme de « C’est un jeu ! » vécue comme une dénonciation . Les formulations de Berne proposées dans « Que dites-vous après avoir dit bonjour »pour définir le Jeu favorisent cet aspect dévalorisant. La formule J, comme Jeu, se présente en effet de la manière suivante : A + PF = R , CT, ST, B.
A, c’est l’amorce par l’initiateur du jeu, PF, c’est le point faible chez le partenaire éventuel. Lorsque l’amorce rencontre un point faible complémentaire, la réponse est possible. Le jeu est enclenché. Il se déroule, procure un certain nombre de stimulations et de confirmations et à un moment survient le Coup de Théâtre qui provoque la Stupeur et entraine un Bénéfice. Le mot Bénéfice étant ambigu, on l’a précisé en le complétant par Négatif dans un premier temps puis par Destructeur. Il s’agit le plus souvent d’une confirmation scénarique. Au départ du jeu, il y a en effet l’amorce lancée vers un interlocuteur susceptible d’entrer dans le jeu de manière complémentaire, si l’amorce rencontre chez lui « un point faible compatible ».
Dans son ouvrage : « Que dites-vous après avoir dit bonjour », Berne appelle l’amorce « attrape nigaud ». Or personne n’aime se voir en « nigaud ». Une vision plus constructive du jeu psychologique consiste à le présenter comme l’un des processus que nous avons mis en place dans notre enfance pour répondre à nos besoins dans nos relations avec autrui. Pour qu’il y ait Jeu, il faut que quelqu’un réagisse à l’amorce à cause d’un point faible que je préfère appeler « point sensible » pour la même raison. Il faut que l’interlocuteur entre dans le jeu de manière complémentaire pour que le jeu puisse se dérouler. D’où l’intérêt de connaître ses jeux favoris et comment on y entre. Pour les explorer, j’ai choisi de travailler à partir des situations que nous voulons éviter à tout prix.
1- Identifier son point sensible
Pour comprendre comment nous entrons dans les jeux psychologiques, rien de tel que de partir à la recherche de son point sensible. Pour cela, j’utilise la théorisation de Thomas Gordon[2] à propos des problèmes. Il nous invite en effet à chercher à qui appartient le problème, donc à qui il appartient de le régler. Pour ce faire, considérons tous les comportements d’autrui : parmi eux, certains sont acceptables pour nous et d’autres inacceptables. Le problème appartient à celui qui estime que tel ou tel comportement d’autrui est inacceptable pour lui. Il insiste aussi sur le fait que notre niveau de tolérance aux comportements que nous estimons inacceptables varie selon l’humeur et les circonstances. Cet élément du contexte favorise ou non l’entrée dans le jeu psychologique. Quand on est de bonne humeur, on est moins enclin à se disputer !
Il y a une probabilité pour que la réponse à la question : « qu’est ce qui est inacceptable pour vous dans le comportement de cette personne ? » vous indique un de vos points sensibles qui correspondent aux points faibles de la formule J des jeux psychologiques.
Comme exemples de points faibles, je proposerai la crainte d’être critiqué devant ses collègues, d’être jugé peu fiable dans son travail, le sentiment d’injustice, l’horreur d’être interrompu dans son discours, les sous-entendus racistes. On voit que le point faible est seulement quelque chose à quoi on est sensible et à quoi on réagit automatiquement. C’est pourquoi je préfère le terme « sensible ». On se fait facilement manœuvrer par celui qui connaît nos points sensibles et en abuse.
Selon Gordon, le problème appartient donc à celui qui est dérangé par le comportement de l’autre. Il ajoute aussi que c’est le cas quand on est dérangé par son propre comportement, par exemple, lorsqu’on n’aime pas faire des compliments aux autres, qu’on en fait le moins possible et de mauvaise grâce, si bien que cela se voit.
Quand on est dérangé par le comportement de l’autre, on est dans la zone des conflits relationnels ; quand on résiste à avoir certains comportements qui sont attendus on est dans la zone des conflits intrapsychiques : « Je sais qu’il faut savoir motiver les gens en leur donnant des signes de reconnaissance positifs, mais j’ai horreur de ça ! »
Il est évident que si une personne n’est pas dérangée par son propre comportement, elle ne peut se vivre comme ayant un problème et elle ne cherchera pas à le résoudre. L’exemple des personnes qui arrivent régulièrement en retard à leurs rendez-vous est significatif. Ce sont les autres qui sont dérangés et qui ont le problème, pas elles.
Voici comment j’ai réaménagé la grille de répartition des comportements d’autrui. J’y ai ajouté la notion de comportements attendus. En effet, le décalage entre ce qu’on attend et ce qu’on obtient est aussi une source de jeux psychologiques.
Tous les comportements de l’autre
Les comportements acceptables pour moi : Quand il part sans dire au revoir. Pas de problème pour moi !
Les comportements inacceptables pour moi : Quand il laisse entendre en public que je ne fais pas mon travail.Quand il me tend des pièges.Quand il arrive en retard, ce qui retarde le travail. C’est un problème pour moi. Je suis dérangé. Mon point sensible : je déteste être en faute.
Les comportements attendus, inacceptables pour lui : Donner aux autres des signes de reconnaissance positifs.Il a un problème.
2 – Comment nos points sensibles se complètent et enclenchent des jeux entre nous
Prenez une personne avec laquelle vous êtes en relation régulière. Vous allez chercher quelles sont les zones de tolérance dans cette relation et quelles en sont les limites. Commencez par les comportements de l’autre (inacceptables, acceptables, attendus) puis regardez les vôtres dans le même ordre.
Pour le décryptage, lecture horizontale : ses comportements inacceptables pour moi puis les miens, inacceptables pour lui (zone de conflits).
Ses comportements acceptables pour moi, puis les miens acceptables pour lui (zone de tolérance).
Les comportements attendus de lui par moi et ceux attendus de moi par lui qui sont inacceptables pour chacun (zone de frustration source de conflit, non par ce qui est fait, mais par ce qui n’est pas fait).
Lucie co-dirige une petite entreprise avec Henri. Leur relation satisfaisante jusque là est en train de se détériorer au point qu’elle envisage de partir, même si elle risque de beaucoup y perdre financièrement.
Je la fais travailler sur sa relation avec Henri et l’invite à identifier son point sensible, puis à chercher quel peut être celui d’Henri. La possibilité qu’ils se complètent et se renforcent est importante.
On verra dans le tableau suivant que le jeu entre eux deux a un rapport avec les signes de reconnaissance et la compétition. Pour Henri, il n’est pas facile de donner des signes de reconnaissance positifs et très facile d’en donner des négatifs. Quand il s’en va sans dire au revoir, Lucie n’est pas dérangée, mais elle l’est quand Henri lui donne des signes de reconnaissance négatifs conditionnels sur son travail devant ses collaborateurs. Pour Henri, Lucie n’a pas le droit de réussir mieux que lui. Henri voudrait que Lucie compatisse quand il se plaint, mais c’est impossible pour Lucie.
Les comportements d’Henri :
Tous mes comportements :
Ceux qui sont acceptables pour moi. Quand il part sans me dire au revoir.Pas de problème pour moi !
Ceux qui sont acceptables pour lui. Quand je réussis, mais au prix d’un très gros travail.Pas de problème pour lui !
Ceux qui sont inacceptables pour moi. Quand il laisse entendre en public que je ne fais pas mon travail.Quand il me tend des pièges.C’est un problème pour moi. Je suis dérangée.
Ceux qui sont inacceptables pour lui. Quand je prends de la place dans les réunions, que je reçois des compliments d’un client.C’est un problème pour lui. Il est dérangé.
Ceux que j’attends de lui et qui sont inacceptables pour lui. Qu’il me donne des signes de reconnaissance positifs.C’est un problème pour lui !
Ceux qu’il attend de moi et qui sont inacceptables pour moi. Le plaindre quand il se lamente.C’est un problème pour moi !
Son point sensible : Être le premier, le préféré.
Mon point sensible : Les critiques en public ; la peur d’être manipulée.
C’est un jeu alimenté par la compétition : chacun persécute l’autre en ne lui donnant pas ce qu’il attend et à quoi il estime avoir droit.
Henri m’apparaît comme le personnage de la Reine dans Blanche Neige : « C’est moi la plus belle ! Je n’ai que faire des autres. Pas question de rivaliser avec moi, même innocemment ! Le faire, c’est me persécuter et alors je me venge ! »
On voit bien quels sont les rôles complémentaires : Henri se comporte en Persécuteur et attend de l’autre un rôle de Sauveur, car il voudrait être reconnu comme Victime. Lucie se sent Victime d’Henri qu’elle perçoit comme jaloux de ses succès et n’a aucune envie d’entrer dans un rôle de Sauveur en écoutant ses plaintes. Elle le persécute en refusant de le plaindre. Tous les deux sont dans une position OK + /OK- (voir les positions de vie).
Lucie, qui est ici la cliente, a intérêt à être vigilante sur son point faible : les critiques en public et sa peur d’être manipulée.
Qu’il s’agisse des relations de couple, des jeux entre parents et enfants ou de relations de travail, nous savons bien ce que nous ne supportons pas et en réfléchissant nous trouverons facilement ce que l’autre ne supporte pas dans notre comportement. Encore faut-il admettre qu’il faut être deux pour jouer et que la responsabilité est partagée.
Influencée que je suis par l’analyse systémique, j’ai tendance à regarder amorce + point faible fonctionner simultanément plutôt que consécutivement, ce qu’impliquent les flèches dans la définition du jeu psychologique et le terme d’amorce et de point sensible, car l’amorce est fatalement perçue comme une cause. En fait les points sensibles de chacun peuvent être autant de tentations d’amorces pour les joueurs. Dire que nous entrons en même temps dans un jeu signifie qu’on peut également s’abstenir et éviter les personnes qui nous accrochent ou qu’on accroche.
Agnès Le Guernic, TSTA Education.
[1] Cet article reprend l’application 6 sur les jeux psychologiques de mon ouvrage : « L’analyse transactionnelle en action. Les concepts clés et leurs applications pratiques » réédité chez Amazon
[2] Thomas Gordon : Parents efficaces, Editions Marabout Poche, 2013.
Vous pouvez trouver dans cet article des Actualités en Analyse Transactionnelle des pistes pour travailler sur la résolution de conflits. Voici le lien : https://www.cairn.info/revue-actualites-en-analyse-transactionnelle-2020-1-page-14.htmLe Guernic Agnès, « Résoudre les conflits relationnels avec la grille des jeux psychologiques [1] », Cliquez sur le chiffre 1.