Dans « Une chambre à soi », publié en 1929 , Virginia Woolf , invitée à parler des femmes et du roman, s’interroge sur les conditions nécessaires à la création des oeuvres d’art et en particulier à la production d’une oeuvre littéraire, quand on est une femme.
Elle soutient que , si Shakespeare avait eu une sœur d’un génie aussi grand que le sien, elle serai devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans quelque chaumière éloignée de tout village, mi-sorcière, mi-magicienne, objet de crainte et de dérision et qu’il est « indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une oeuvre de fiction ». Or jusqu’à une époque récente, non seulement il était impossible pour les femmes de gagner de l’argent mais « si cela leur eût été possible, la loi leur ôtait le droit de posséder ce qu’elles gagnaient. Ce n’est que depuis 48 ans, ajoute Virginia Woolf, que Mrs Seton possède un sou qui soit à elle. Il y a 48 ans, cet argent eût été la propriété de son mari ». Rappelons qu’elle écrivait ceci il y a presque cent ans ! Vous me direz qu’aujourd’hui nous savons tout cela et que, les femmes pouvant désormais gagner leur vie, la loi a pu changer. Nous savons toutes aussi qu’empêcher les femmes de travailler et de gérer l’argent qu’elles ont gagné est le meilleur moyen de les contrôler. Les afghanes l’expérimentent cruellement en ce moment.
Concernant la chambre, où l’on peut s’isoler, « si une femme écrivait , elle devait le faire dans le salon commun » où se rassemblait la famille bourgeoise au dix-neuvième siècle. Elle y était sans cesse dérangée. Jane Austen écrivit dans ces conditions jusqu’à la fin de ses jours. Elle cachait ses manuscrits pour éviter que l’on pût soupçonner son travail. Dans l’espace de la maison, encore aujourd’hui, la cuisine est la seule pièce considérée comme réservée à la maîtresse de maison. Mais une cuisine ne se ferme pas à clé. C’est le lieu qui appartient à tout le monde. Pendant le confinement du à l’épidémie de Covid, les femmes écrivaines ont vu leur espace envahi jour et nuit par les enfants qui n’allaient plus à l’école et par leur compagnon ou leur compagne qui n’allait plus au travail. Elles ne pouvaient pas non plus aller écrire comme Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sarre l’avaient fait dans les brasseries de Montparnasse, interdites d’accès et de toute façon, bien trop coûteuses pour un usage quotidien.
Autres obstacles : l’absence de tradition sur laquelle s’appuyer pour écrire et publier. Continuant son enquête sur les femmes et le roman, notre Virginia cherche dans les livres ce qui a été écrit sur les femmes et elle découvre que ces livres ont été essentiellement écrits par des hommes, des hommes que rien ne semble qualifier en apparence pour parler des femmes, sinon qu’ils n’en sont pas.
Comment expliquer se dit-elle que, alors qu’un homme sur deux était capable de faire une chanson ou un sonnet, aucune femme n’a écrit un mot de cette extraordinaire littérature. La réponse est dans les conditions de vie des femmes : à l’époque élisabéthaine, les femmes n’écrivaient pas de poésie « mais sait-on comment elles étaient élevées ? Leur apprenait-on à écrire ? Avaient-elles une pièce personnelle ? Combien de femmes avaient des enfants avant leur vingt et unième année ? En un mot que faisaient-elles entre huit heures du matin et huit heures du soir ? Elles n’avaient pas d’argent, c’est certain ; elles étaient mariées, que cela leur plût ou non, avant la sortie de la nursery, vers quinze ou seize ans probablement. Il eût été bien étrange d’après ce tableau de voir l’une d’elles soudain se mettre à écrire les pièces de Shakespeare…Les chats ne vont pas au ciel. Les femmes ne peuvent pas écrire les pièces de Shakespeare ».
Les difficultés matérielles auxquelles les femmes se heurtaient étaient terribles ; mais bien pires étaient les difficultés immatérielles. L’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie ont trouvé dure à supporter étaient, lorsqu’il s’agissait de femmes, non pas de l’indifférence, mais de l’hostilité. ». Il faut ajouter que ce qu’elles écrivaient n’a pas été conservé, ni répertorié, ceux qui étaient censés le faire étant des hommes. Les chercheuses d’aujourd’hui ont une immense tâche devant elles.
Hommes et femmes , pense Virginia Woolf , appartiennent à deux mondes différents. C’est pourquoi ils ont intérêt à se connaître. « Il est néfaste d’être purement un homme ou une femme ; il faut être femme-masculin ou homme-femme. L’art de création demande pour s’accomplir qu’ait lieu dans l’esprit une certaine collaboration entre la femme et l’homme. Un certain mariage des contraires doit être consommé. Toute cette opposition de sexe à sexe, de qualité à qualité, toute cette revendication et cette imputation d’infériorité appartiennent à la phase des écoles primaires de l’existence humaine où il y a des camps et où il est nécessaire pour un camp de battre l’autre. A mesure que les gens avancent vers la maturité, ils cessent de croire aux camps et aux directeurs d’école ».
Il faut donc retourner à Shakespeare, car il fut androgyne ; ainsi que Keats et Sterne. Shelley peut-être était asexué. De nos jours, Proust est complètement androgyne, peut-être même un peu trop féminin. Mais ce défaut est trop rare pour qu’on s’en plaigne ».
Quel avenir ?
Si nous acquérons l’habitude, la liberté et le courage d’écrire exactement ce que nous pensons ; si nous parvenons à échapper un peu au salon commun et à voir les humains non pas seulement dans leurs rapports les uns avec les autres mais dans leur relation avec la réalité, et aussi le ciel et les arbres et le reste en fonction de ce qu’ils sont ; si nous ne reculons pas devant le fait qu’il n’y a aucun bras auquel nous accrocher et que nous marchons seules et que nous sommes en relation avec le monde de la réalité et non seulement avec le monde des hommes et des femmes, alors l’occasion se présentera pour la poétesse morte qui était la sœur de Shakespeare de prendre cette forme humaine à laquelle il lui a fallu si souvent renoncer ».
Cent ans après la publication de cet ouvrage si nécessaire, à qui pensez-vous quand vous vous demandez quel nom mettre à notre époque pour la réincarnation de la sœur de Shakespeare ? Doris Lessing, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Toni Morrison ? Qui d’autre?
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