« Sortir des conflits », critique de Laurie Hawkes

Il ne s’agit pas d’un livre d’AT. C’est un livre sur les conflits, que l’auteur examine au travers non seulement des outils de l’AT (même si l’AT occupe une large place dans les conceptualisations et si elle est la théorie citée dans le sous-titre), mais aussi d’autres conceptualisations qu’Agnès Le Guernic a acquises au fil des années. C’est un point fort, à mes yeux, de mêler l’AT à d’autres cadres de référence. Cela confère à l’AT une place centrale, sans pour autant la mettre à l’écart, comme si elle méritait ou avait besoin d’être à part (un peu dans la veine du récent article « Script » de Melchor Batista[1] nous invitant  à ouvrir l’AT à la sphère académique).

Par un enchaînement logique, elle présente 3 étapes principales, qui sont les 3 parties du livre :

1-     Identification des conflits, leur origine, causes, significations et conséquences ;

2-     Résolution de conflits ;

3-     Prévention des conflits, même si l’auteur et José Grégoire, dans la préface, attirent l’attention sur le fait que les conflits font partie de la vie, que même la meilleure des communications ne peut pas les empêcher – et ne le devrait pas. Comme tous deux le disent, certaines personnes craignent les conflits et feraient presque tout pour les éviter, tandis que d’autres les recherchent. Mais l’objet de ce livre est de les comprendre, de faire avec et de les minimiser : pour en avoir le moins possible, aussi gérables et productifs que possible.

La lecture sera tout aussi intéressante pour les Analystes Transactionnels que pour les non-Analystes Transactionnels, grâce au mariage harmonieux de concepts issus d’horizons variés, et grâce aussi au lexique employé : aussi souvent que possible, l’auteur emploie des termes du Français  courant, tout autant que des termes d’AT. A cela je vois au moins deux avantages. Le premier consiste à éviter l’affirmation implicite possible : « Nous sommes OK/Les autres ne le sont pas » décrit par Alan Jacobs dans son article EBMA-winning[2]. Le second réside dans le fait que le lecteur n’aura pas le sentiment que l’AT est un monde à part, mais plutôt qu’il s’agit d’une théorie très utile et accessible à tous. Ce point peut paraître quelque peu paradoxal, du fait que Berne a souvent expliqué qu’il choisissait des mots ordinaires plutôt que des termes longs et compliqués aux consonances scientifiques, afin que l’AT soit une théorie des « gens ordinaires ». Mais comme l’ont souligné Jacobs et de nombreux praticiens, le « langage AT » peut vite devenir un véritable jargon. Je trouve que le livre d’Agnès Le Guernic se situe tout à fait dans la lignée de l’esprit de Berne tel que je l’ai compris : une œuvre d’utilité sociale, écrite dans un langage clair et compréhensible, contenant assez de termes et de concepts d’AT pour rendre les lecteurs curieux, et juste assez pour rester accessible.

Un autre aspect intéressant réside dans le fait que l’auteur cite de nombreux exemples de la vie quotidienne : l’éducation des enfants, les différences de rapidité personnelle et de perception du temps, comment nous utilisons notre espace personnel, l’espace public, et l’espace de travail, la nourriture, les valeurs, les situations à l’école (l’auteur a passé la majeure partie de sa vie professionnelle dans l’enseignement en France), mais aussi des questions d’ordre social telles que le droit pour les femmes musulmanes de cacher leurs cheveux ou leur visage sous un foulard selon différents cadres de référence en France. Même les programmes télévisés sont analysés à travers ces concepts, comme par exemple l’émission « Super Nanny », qu’elle utilise pour nous rappeler les aspects utiles du Parent Normatif Positif dans l’éducation de nos enfants.

Agnès Le Guernic présente un examen objectif des problèmes, sans parti pris ni prosélytisme, simplement en observant les différents aspects du conflit interne d’une personne, ou encore les rapports sociaux et interpersonnels entre plusieurs personnes ou groupes de personnes. Elle a recours au bon sens pour suggérer différentes solutions possibles.

La première partie m’a particulièrement intéressée. La théorie d’Agnès Le Guernic est que les conflits proviennent de :

  • Nos différences – en termes de besoins, de valeurs, de cadre de référence, de rôles
  • Nos types de relation, conséquence du scénario. Elle introduit ici plusieurs concepts d’AT, tels que les transactions, et poursuit en montrant les trois sortes de « relations automatiques » dans lesquelles nous tombons sans en avoir conscience : la symbiose, le parasitage, les jeux psychologiques. Le fait d’introduire les notions d’AT au moment où elles correspondent au point évoqué me semble bien plus agréable que commencer par une première partie consacrée aux bases de l’AT.
  • Nos intérêts – lorsque nous sommes en compétition pour obtenir un avantage ou simplement lorsque nos intérêts sont différents.
  • Et notre pouvoir – avec une distinction très intéressante entre les jeux psychologiques et les jeux de pouvoir. Cette section est en majeure partie tirée et élaborée à partir des points de vue de Claude Steiner.[3]

Afin d’illustrer la variété de ses points de vue, je vais résumer et traduire le passage sur le cadre de référence, décrit comme « une série de filtres entre nous-mêmes et la réalité ». Il y a tout d’abord une longue citation d’un article de JL Schiff et AW Schiff[4], dont j’ai redécouvert le caractère étonnamment moderne (« Le cadre de référence d’un individu est la structure des réponses (connexions nerveuses) associées (conditionnées), qui intègre les différents états du moi en réponse à des stimuli spécifiques »). Ceci est mis en relation avec un point de vue de la PNL, concernant les canaux de communication favoris et le VAKO (Vue, Audition, Toucher, Odorat). Puis vient mon passage préféré : « Le filtre de la langue maternelle ».

« Tout système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui diffère de celle des autres langues. Les traducteurs savent bien que certaines choses ne peuvent pas être rendues dans une autre langue. Il ne s’agit pas seulement du vocabulaire qui ne correspond pas toujours, mais de la manière de penser.

L’anglais, par exemple, est beaucoup plus concret que le français. Les français utilisent beaucoup de mots abstraits et généraux pour s’exprimer. Ces mots abstraits sont  des mots du registre du Parent, si bien que lorsque les autres peuples européens nous reprochent notre arrogance et notre manie de donner des leçons aux autres, j’y vois personnellement une conséquence de notre langue, comme un reflet de notre culture ».

Comme exemple, Agnès Le Guernic propose la phrase « He swam across the river ». En Français, nous dirions « Il a traversé la rivière à la nage », littéralement « He crossed the river swimming ».Le Français, comme elle l’explique, insiste sur le déplacement dans l’espace, tandis que l’Anglais insiste sur l’aspect moteur. Il nagea vs. He crossed – signification équivalente, verbes différents. La personne bilingue que je suis en reste pensive…

Et le chapitre sur le cadre de référence se poursuit avec l’utilisation des langages spécialisés (par exemple le lexique AT) ; l’influence de l’environnement physique et géographique ; et les effets de notre formation sur l’étendue et la focalisation de notre conscience.

Mon seul regret est, j’en ai bien peur, quelque peu iconoclaste : je m’attendais à ce que l’auteur ouvre un peu plus le cadre de référence de l’AT. Pas seulement pour l’ajouter à d’autres points de vue, mais aussi pour partager des apports élargis. Prenons l’exemple de la structuration du temps : pendant des années, lorsque j’ai enseigné cette notion, j’ai hésité à présenter juste 6 modes, et j’ai laissé de la place pour d’autres possibilités, des catégories n’ayant pas été listées. Avec la vision d’Agnès Le Guernic sur de nombreux concepts, j’espérais voir comment elle changerait cette catégorisation, peut-être en l’enrichissant ou en la qualifiant différemment. Mais elle a respecté les canons. J’aimerais voir de telles idées retrouver de la flexibilité et de la fluidité, afin de les voir évoluer.

En conclusion, j’étais heureuse de lire ce livre. Il montre que l’AT est vivante (pour les éditeurs français) et bien en lien avec d’autres théories. Et comme Agnès Le Guernic le résume à la fin, « Le conflit est le produit de la rencontre d’éléments contraires qui s’affrontent. […] Avec de l’entraînement, les conflits rencontrés peuvent devenir une occasion pour chacun d’exercer sa réflexion et sa créativité ».

Paris 2009



[1] Melchor Batista, “Writing a new script for Transactional Analysis”, The Script, May-June 2009, p.5

[2] Alan Jacobs, « Autocratic Power, » TAJ, 17, 59-71 (1987).

[3] Claude Steiner, The Other Side of Power, Grove Press, NY 1981.

[4] Jacqui L. Schiff and Aaron W. Schiff, « Frames of reference », TAJ, 5, 290-294 (1975).

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.