Le 18 février 2010, il s’est passé une scène peu ordinaire sur France Inter. Deux journalistes ont essayé de faire prendre conscience à leur invité, Bernard Henri-Lévy, de l’irritation qu’il provoquait chez certains par son comportement. Le premier, Nicolas Demorand, lui a demandé s’il savait pourquoi il énervait les gens et le second a tenté de le lui expliquer. Ni l’un ni l’autre n’a réussi, mais la question est intéressante, quoique davantage traitée dans le cabinet du psychologue ou du coach qu’en direct sur une chaine de radio.
Nous avons là un bel exemple de ce que l’analyse transactionnelle nomme un jeu psychologique.
Bernard Henri-Lévy, intellectuel brillant, intéressant, riche, célèbre et très séduisant, avait pour une fois montré une faille : il avait exprimé son admiration pour un auteur qui n’avait pas existé et pour une œuvre qui pouvait être considérée comme un canular. Comment était-ce possible ? Il avait dû parcourir le livre en diagonale, comme le font tant de gens pressés qui n’hésitent pas à parler de livres qu’ils n’ont pas lus[1].
Bernard Henri-Lévy s’est donc vu rappeler cette bévue qui entamait son image. On peut dire que Nicolas Demorand jouait à « Défauts » ou à « Je te tiens ! », jeux psychologiques qui consistent à prendre en défaut quelqu’un qui se croit au dessus des autres et qui attend d’eux de l’admiration. Bernard Henri-Lévy a protesté que c’était un détail, qu’il avait reconnu son erreur et qu’il était là pour parler d’idées qui lui étaient chères. Il n’a sans doute pas montré assez d’humilité.
Un second journaliste a voulu cette fois lui expliquer pourquoi il énervait. Il a évoqué la période où Barak Obama avait commencé sa percée politique : les journalistes présents aux Etats Unis avaient tous fait selon lui un papier là dessus. Il a ajouté « C’était un poncif ! », mais, selon lui, l’invité s’était targué au moment des primaires pour les élections présidentielles d’avoir été, quatre ans plus tôt, le premier à deviner la carrière future d’Obama.
Le second journaliste lui reprochait au fond de dire quelque chose comme : « Moi qui ne suis pas journaliste, j’ai vu clair avant les journalistes ! ».
En termes de processus, il s’agit d’un système relationnel compétitif. Ce jeu s’appelle « Le mien est mieux que le tien ! ». Chacun se met en position haute et dévalorise son interlocuteur qui répond de la même manière.
Dans la communication, cela donne un message à double fond. Ici nous pouvons dire qu’au niveau social, nous avons le message :
– J’ai pressenti le premier sa destinée
Et au niveau psychologique :
– Je suis le meilleur. Vous n’avez rien vu, vous. Vous n’êtes pas bons !
La réponse étant, au niveau social :
– Nous étions plusieurs à avoir pressenti sa destinée ! C’est un poncif !
Et au niveau psychologique :
– Vous vous croyez, à tort, mieux que les autres.
Il introduisait un jeu qu’on appelle « Psychiatrie » qui consiste à expliquer à quelqu’un comment il fonctionne, du haut d’une position de spécialiste et sans qu’on lui en ait fait une demande explicite. Vous allez me dire que c’est ce que je fais aussi. Peut-être, mais j’aime bien illustrer les modèles d’analyse de la communication par des exemples observés dans les médias.
Un jeu psychologique consiste en une série d’échanges complémentaires fonctionnant parfois sur la durée (les journalistes sont énervés par les manifestations d’autosatisfaction de l’intellectuel, mais encaissent ses dévalorisations implicites), avec pour finir un coup de théâtre et un renversement de la situation (ils le mettent en difficulté).
Ils prennent alors le rôle psychologique du Persécuteur et le contraignent à la place de Victime psychologique. Les trois acteurs de ce petit drame fonctionnent sur les trois rôles du triangle dramatique[2] : les rôles de Persécuteur, de Sauveur et de Victime.
Quand on entre dans le triangle, on tourne forcément.
– L’invité entre dans le rôle du Persécuteur (Je suis mieux que vous !) ;
– Le premier journaliste refuse la position de Victime et répond de même « Je vais vous dire la vérité : vous énervez les gens. En avez-vous conscience ? ». Il est en position de Persécuteur parce qu’il annonce quelque chose de désagréable pour l’autre et qu’il se met en position d’analyser son comportement et de le confronter.
– L’invité est en position de Victime, mais il n’a pas l’air d’y accorder suffisamment d’importance.
– Le second journaliste vient en Sauveur du premier et en Persécuteur de l’invité (je vais vous dire, moi, pourquoi vous énervez tout le monde). Son argument n’est pas compris.
Finalement c’est le gong de l’heure qui met fin au jeu, mais j’imagine que chacun a dû garder une impression désagréable et la confirmation de ses croyances sur le fonctionnement médiatique.
Beaucoup de nos disputes et de nos conflits relationnels se manifestent par des jeux psychologiques. Un bon moyen de les repérer est d’examiner les dévalorisations que nous utilisons : dévalorisations de l’autre, en position de sauvetage ou de persécution, dévalorisation de soi, en position de victimisation. Ces jeux ne sont pas conscients. C’est la manière dont nous avons appris à fonctionner quand nous étions enfants pour répondre à nos besoins de stimulations (l’adrénaline), de structure (comment occuper son temps) et de signes de reconnaissance (obtenir d’autrui des marques d’attention).
On est toujours au moins deux pour démarrer un jeu psychologique et chacun en prend sa part.
Comment les éviter ou en sortir quand on s’est pris au piège ?[3] Qu’aurait pu répondre Bernard Henri-Lévy dans les deux cas ?
A la question : Savez-vous pourquoi vous énervez les gens ?, il aurait pu répondre :
– Je préfère ne pas le savoir, j’ai peur que ce ne soit trop déprimant ! (humour) ou bien :
– Je préfère ne pas le savoir, mais je vois que vous tenez à me le dire. Est-ce bien le lieu ? (confrontation)
A la tentative du second journaliste de lui expliquer pourquoi il énervait les gens, il aurait pu répondre en reformulant son discours :
– Vous pensez que je veux toujours être le premier. Si c’est ainsi que vous me percevez, j’imagine, en effet, que ce doit être énervant.
Dans les deux cas, il aurait évité les dévalorisations de lui-même et de l’autre.
Les jeux de compétition sont particulièrement faciles à observer dans la cour de récréation, mais aussi dans le monde du travail. Pour mettre en place une réelle coopération dans les équipes, il vaut mieux être vigilant sur ce point des dévalorisations de façon à éviter de se retrouver dans l’un des trois rôles psychologiques, la Victime, le Sauveur ou le Persécuteur.
[1] Voir Pierre Bayard : Comment parler des livres qu’on n’a pas lus, 2001.
[2] Stephen B Karpman : Contes de fées et analyse dramatique du scénario. TAJ VII 26/04/68 p 39-43 ; AAT 9 janvier 1979
[3] Agnès Le Guernic : Sortir des conflits, méthode et outils pratiques avec l’analyse transactionnelle, InterEditions 2009