Entre les murs, de Laurent Cantet

Le titre « Entre les murs » est particulièrement bien choisi. Il renvoie à cet espace clos où, depuis des siècles, le savoir se construit et se conserve par la transmission aux jeunes générations, à l’abri de plus en plus relatif des mouvements du monde. L’école est un monde clos qui se veut protecteur et l’est de moins en moins. Ces murs sont ceux d’un collège du 19ème arrondissement de Paris. Le temps de la journée de classe, ils séparent du monde tout un public d’adolescents ainsi que les adultes dont c’est le métier de s’en occuper. Ces adolescents reflètent, dans leurs origines diverses et leurs niveaux scolaires hétérogènes, la diversité des français d’aujourd’hui.

Entre ces murs, dans cette institution qui fonctionne avec ses codes, les élèves font  d’abord l’apprentissage de la vie en commun dans une société démocratique. Le film nous introduit un peu en voyeurs dans ce monde à part.

L’histoire s’étend sur une année. On y assiste à la rentrée des professeurs et à la sortie de fin d’année. Le temps est rythmé par les conseils de classe trimestriels, les entretiens avec les parents, les récréations, les cours et les conseils de discipline. Le spectateur entre dans une classe de quatrième et peut observer les relations de cette classe avec son professeur de français qui est aussi professeur principal, c’est à dire responsable de la coordination avec les collègues. Ce n’est pas un documentaire sur la pédagogie au collège, mais un film sur les relations entre un professeur et ses élèves au même titre que « le cercle des poètes disparus » de Peter Weir. Les parents y ont leur place, ce qui est particulièrement bien montré.

C’est le problème de cette relation particulière, de ses contraintes et de ses illusions possibles  que je vais aborder.

Une relation particulière :

La relation maître /élève est une relation asymétrique[1]. Le professeur est en position haute à double titre, comme adulte, face à des jeunes et comme homme ou femme de savoir, responsable de la formation intellectuelle et de l’éducation de ces futurs citoyens.

A l’école, les jeunes doivent apprendre aussi les codes sociaux communs. Pas de casquette en classe ; on salue le professeur ; on s’adresse aux adultes d’une certaine manière, on respecte les positions, on contrôle ses gestes et on évite tout passage à l’acte verbal ou physique (insultes, agressions). Ces codes se transmettent au travers du règlement intérieur et de la vie de groupe. Une bonne partie des efforts des professionnels de l’éducation vise cette acquisition. La réussite est relative, mais grosso modo, ça marche. Dans le cas contraire, les jeunes sont perçus plus tard comme inadaptés aux exigences de la vie sociale et professionnelle.

La relation maître/élève n’est pourtant pas une relation hiérarchique : éduquer n’est pas dresser et rien ne peut se faire sans la collaboration de l’autre. L’enseignement vise le développement de la pensée, l’acquisition d’outils. Il s’agit d’entraîner l’élève à exercer sa réflexion de toutes sortes de façons, ce qui suppose le respect de son jeune esprit.. Enseigner est un métier difficile.

Quand la relation glisse à la domination et au rapport de force, comme c’est possible dans toute relation, c’est une dérive, un « jeu psychologique » ou un « jeu de pouvoir »[2]. François Marin, le professeur de français du film, se laissera aller à un de ces rapports de force avec une de ses élèves, Khemba. Quand elle refuse de lire parce qu ‘elle n’en a pas envie, il lui dit : « Depuis quand c’est l’envie qui décide ? » et à la fin de la classe, il la retient pour mettre un mot à ses parents sur son carnet de correspondance. Il exige aussi des excuses dans des termes précis et il lui fait bien sentir qu’il est en position de force. Je ne critique pas sa décision, je souligne seulement qu’il veut avoir le dernier mot et qu’il l’a. La scène se passe devant un public, celui des camarades de Khemba qui l’attendent devant la porte de la classe ; c’est une scène de défi et de provocation où chacun escalade sur l’intervention de l’autre et qui se termine à l’avantage du prof. Ce ne sera pas toujours le cas  L’escalade entre François Marin et Souleymane conduira l’élève au conseil de discipline, au grand regret du professeur qui n’avait pas voulu ça. Souleymane sera finalement expulsé. Ses camarades le reprocheront au professeur et feront en sorte qu’il soit aussi « puni » comme ils le sont. En analyse transactionnelle, on analyse ce type de séquence quand elle n’est pas consciente, comme un jeu psychologique, série d’échanges automatiques qui conduisent chacun à adopter successivement et  sans le vouloir les rôles psychologiques de Persécuteur, Sauveur et Victime. Quand elle est consciente, il peut s’agir d’un de jeu de pouvoir qui s’analyse différemment.

La vie du groupe :

L’élève est au sein d’un groupe de jeunes de son âge. Selon les choix pédagogiques des professeurs,  la vie de groupe aura plus ou moins d’importance. En France, les professeurs sont moins bien préparés que dans les pays anglo-saxons à utiliser le groupe et préfèrent une pédagogie frontale. François, le professeur de français ne se distingue pas de ses collègues sur ce point. Les interactions dans la classe passent par lui.

Par ailleurs il fait son travail de professeur plutôt bien. Il accompagne ses élèves dans leurs travaux et sait les valoriser (voir la séquence de travail sur l’argumentation ).

Face à lui, le groupe des élèves : ils se connaissent ; ils sont solidaires et ont sur les uns et les autres des informations que les adultes n’ont pas. Ils savent par exemple que Souleymane devra repartir au bled s’il est mis à la porte du collège. Les adultes sont tenus à l’écart.

Le conseil de classe devrait pourtant être un lieu d’échange d’informations. Les délégués des élèves sont là aussi pour dire les difficultés de leurs camarades, ce que les deux filles déléguées de la classe ne font pas. Elles donnent en revanche à leurs camarades l’information sur ce qu’ont dit sur eux les professeurs et le principal, ce qui devient pernicieux lorsqu’elles décident de mettre leur professeur en difficulté devant la classe en répercutant, à leur manière,  ce qui s’est dit.. L’institution se trouve là face aux aléas de l’apprentissage de la vie démocratique. Pour jouer pleinement leur rôle, les délégués devraient être formés à ce rôle. Ils le sont dans certains établissements.

Un professeur qui se veut proche de ses élèves :

Ce film pose un problème intéressant concernant la relation entre un professeur et ses élèves. Le professeur de cette classe de quatrième, François Marin, tente d’établir avec ses élèves un dialogue véritable. L’amélioration du langage passe par l’usage de la parole. C’est sa manière de les tirer vers un niveau de langue  supérieur. C’est aussi son plaisir. Il aime visiblement la confrontation. Une bonne partie du film est centrée sur les échanges qu’il a en classe avec certains de ses élèves. Ils sont très vifs. L’enseignant se situe (croit-il) au même niveau qu’eux en parlant de manière très directe et parfois familière. Il dit par exemple aux deux représentantes des élèves de la classe au conseil de classe : « Vous vous êtes comportées comme des pétasses ! », faisant allusion à leurs conciliabules et fous rires lors du conseil de la veille. Les élèves répliquent : « Vous nous traitez de pétasses » et sont indignées. Plus tard, elles disent qu’une « pétasse , c’est une prostituée ». Les élèves lui demandent à plusieurs reprises pourquoi il les « cherche ».

Le problème, c’est la position de chacun dans la relation. Le professeur ne veut pas savoir qu’il tient la position haute et qu’il ne peut parler aux élèves comme s’ils étaient chacun son égal. En même temps, quand il se fait tutoyer par l’un d’eux, il est furieux et l’envoie chez le principal. Il utilise alors les avantages de sa position haute.

 Les codes sociaux sont brouillés par les effets du langage familier comme ils peuvent l’être par le tutoiement entre personnes de niveau hiérarchique différent.

Ce langage induit une proximité telle qu’à un moment un élève l’interroge sur sa sexualité et lui demande s’il est homosexuel. Il répond à la question après quelque hésitation. Cette scène intéressante intervient alors qu’il les entraîne à l’auto-portrait. Il leur a dit qu’il voulait les connaître mieux. Ce faisant, il les bouscule et ne tient pas compte de leur pudeur : ils n’ont pas envie de parler de leur famille et de leur vie parfois difficile. Je vois donc la question sur la sexualité comme une confrontation des élèves : « Si vous voulez nous poser des questions indiscrètes, pourquoi nous ne le ferions pas aussi? ». Les égaux n’ont-ils pas les mêmes droits ?

Les réactions à ce film :

Les commentateurs ont aimé en général les confrontations pleines de vie entre les élèves et leur professeur. Ils ont trouvé ces jeunes toniques et fatigants. Ils ont aimé aussi ce mélange d’origines culturelles caractéristique des classes des grandes villes dans les quartiers populaires. Ils ont apprécié ce professeur peu conformiste et son regard bienveillant  sur ces jeunes. Le jeu des acteurs, tous excellents, et la tension dramatique ont contribué au succès du film.

Beaucoup de professeurs ont réagi vivement à ce qui est une évocation de leur métier. Un groupe de professeurs que le Nouvel Observateur a interrogé à propos du film a eu ce jugement : « Il n’a pas la bonne distance ! ». C’est vrai. Ce n’est pas une question de proximité, mais de prise en compte de la relation asymétrique entre un adulte et des adolescents. Chacun a une responsabilité dans la relation, mais c’est l’adulte qui donne le ton.

Ce professeur recherche la vie, il aime les stimulations. On peut penser que c’est un joueur impulsif. Et il n’est pas protecteur pour ses élèves quand il leur donne l’illusion qu’un discours dans une relation égale est possible entre eux dans le cadre du collège. En fait c’est lui qui décide des limites. Il veut bien faire, mais, à un certain moment, ses élèves se prennent au jeu et lui disent qu’ils veulent qu’il soit puni comme ils le sont.

Un moment difficile dans le film : celui où une élève vient, à la fin de l’année,  répondre à la question de son professeur en lui disant qu’elle n’a rien appris. Ce n’est pas possible, ont dit certains professeurs. Je trouve, moi, le personnage crédible. C’est une élève qui ne s’est pas manifestée, une inconnue, en fait. On voit les leaders, mais qui prend en compte celui ou celle qui ne se manifeste jamais ? Pour quelques élèves, ce qui se passe en classe est dépourvu de sens. Dans la géographie de la classe, il y a des blancs, des terres inconnues.

« Entre les murs » éclaire l’importance de l’apprentissage des codes sociaux dans la relation éducative. Le prof doit les respecter, ce qu’il ne fait pas quand il pousse à transgresser les limites. A l’intérieur de ces limites, la communication directe reste possible, même dans une relation asymétrique, à condition de poser des règles claires en début d’année. C’est un savoir faire qui peut s’acquérir.

L’intérêt de ce film, de mon point de vue, n’est pas seulement de nous montrer la vie de nos adolescents au collège. Il pose aussi le problème du changement des relations sociales dans un pays démocratique. L’emploi d’un langage familier par les dirigeants et les responsables donne l’illusion de la proximité, y compris entre les citoyens et les hommes politiques qui peuvent être tentés d’utiliser cette proximité à leur avantage. Mais même si les citoyens et les élèves sont tentés, sont-ils vraiment dupes ?

 


[1] Je reprends ici une notion de l’analyse systémique selon laquelle, dans les échanges avec autrui, nous nous situons spontanément en position haute ou basse (relation asymétrique) ou en position égale (relation symétrique).

[2] J’ai repris la description des jeux psychologiques et des jeux de pouvoir de l’analyse transactionnelle dans mon ouvrage « Etats du moi, transactions et communication » publié chez InterEditions.

En mal d’un « chez soi », de Nada Abillama-Masson

Le titre du livre  nous indique l’essentiel de son propos : les enfants qu’on place dans des foyers éducatifs ou des maisons d’enfants pour les protéger de la maltraitance ou des défaillances de leur entourage, restent toute leur vie marqués par le regret du chez soi perdu.

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