Comment l’analyse transactionnelle aborde-t-elle le pouvoir sur les autres, l’exercice de la position dominante et ses limites dans la vie sociale ?
Le thème du pouvoir va nous permettre d’interroger l’analyse transactionnelle dans ses ambitions implicites. « Le pouvoir reste chez nous un tabou plus difficile à briser que le celui du sexe, écrit Michel Crozier dans L’acteur et le système .Il est de façon générale tenu pour suspect ou même intrinsèquement mauvais . L’idéal serait de supprimer tout pouvoir ».
Mon hypothèse est que les analystes transactionnels, Berne le premier, ont rêvé de sortir de la relation de pouvoir et de fonctionner dans des relations égales, démocratiques, contractuelles. Ce rêve est seulement partiellement réalisable, au moins dans les relatons duelles et les très petits groupes.
Relation et transactions :
Le terme de relation insiste sur le système de dépendance réciproque. En systémique, on parle de « définition de la relation ». La relation est symétrique ou asymétrique, c’est à dire égale ou inégale. La conception de la communication est circulaire avec rétroaction.
Avec la notion de transaction, Berne a introduit d’autres éléments qui concernent la communication, son contenu (échange de signes de reconnaissance), ses niveaux (conscient et non conscient si bien qu’une transaction est simple ou à double fond), sa direction et ses intentions (état du moi émetteur et récepteur du stimulus transactionnel et de la réponse transactionnelle, d’où la distinction entre transactions complémentaires et croisées). Les échanges s’enchaînent, les partenaires pouvant réorienter la communication à chaque moment. La communication se déroule de manière linéaire, mais le niveau non verbal qui se manifeste dans le double fond des transactions influence les échanges et fonctionne comme une rétroaction. C’est le cas dans les jeux psychologiques : série de transactions à double fond, complémentaires au niveau psychologique, et aboutissant à un coup de théâtre, suivi d’un bénéfice destructeur pour les partenaires de l’échange. Berne réussit donc à concilier les conceptions circulaire et linéaire de la communication, mettant en évidence les possibilités d’intervention des acteurs sur leur relation, tout en proposant une lecture de la structure formelle des échanges.
Que désigne-t-on quand on parle de relation en analyse transactionnelle ? La manière d’être en lien qui se manifeste par le type de transactions préférentielles entre deux personnes sur la durée. On parle de relation thérapeutique (et l’accent est mis sur les partenaires), de relation transférentielle, de relation symbiotique et de relation de parasitage (et l’accent est mis alors sur la manière dont l’échange est structuré).
Berne a commencé à explorer l’aspect social des relations dans le chapitre XII d’ « Analyse transactionnelle et psychothérapie » et dans « Sex in Human Loving » qui n’a pas encore été traduit en français. Il y aborde l’analyse quantitative des relations et l’analyse qualitative. Je vous y renvoie.
La relation de pouvoir :
C’est une relation asymétrique. « Le pouvoir de A sur B correspond à la capacité de A d’obtenir que, dans sa négociation avec B, les termes de l’échange lui soient favorables » selon Michel Crozier. Cette relation telle qu’il la décrit n’est pas connotée moralement, ce qui va dans le sens opposé à la perception générale. Elle reste dans la logique de la poursuite par chacun de son intérêt.
En revanche, l’aspect négatif de la relation de pouvoir est abordée clairement par Claude Steiner dans son ouvrage L’autre face du pouvoir , où il décrit les jeux de pouvoir.
Les jeux de pouvoir concernent la recherche consciente du pouvoir sur l’autre, soit sur un mode actif depuis un état du moi Parent qui reproduit les stratégies observées chez les personnes de pouvoir de l’entourage, quand on était enfant, soit de manière passive depuis un état du moi Enfant, en reproduisant les stratégies de l’enfant face aux grandes personnes. Qu’ils soient actifs ou passifs ils peuvent passer par l’utilisation du corps ou des mots (physiques ou psychologiques), être grossiers (visibles) ou subtils (difficiles à identifier).
J’ai proposé dans mon ouvrage « Etats du moi, transactions et communication » le diagramme des transactions dans les différents jeux de pouvoir. Dans ma réflexion sur les conflits, je vois un grand intérêt à la présentation des jeux de pouvoir. Quand ils fonctionnent dans l’escalade, ils offrent la particularité de se suffire à eux-mêmes, car ils apportent beaucoup de stimulations : les acteurs du jeu préfèrent tout perdre plutôt que de céder. C’est ce qui distingue selon moi les conflits de pouvoir des conflits d’intérêt.
Claude Steiner expose aussi une relation de pouvoir très peu évoquée, la relation de domination des hommes sur les femmes dans nos sociétés, domination qui peut s’exercer sur le mode grossier de la violence conjugale ou de la contrainte invisible des usages de civilité, mais qui peut se manifester aussi sur le mode psychologique par la dévalorisation ou la disqualification.
Sa description des jeux de pouvoir est pertinente et riche. Elle comprend des propositions d’interventions pour y mettre fin de diverses manières. J’ajouterai un point important : l’accord des deux partenaires est nécessaire pour maintenir un jeu de pouvoir, dans la plupart des cas, ce qui veut dire qu’on peut toujours y mettre fin.
La relation de pouvoir est évoquée en filigrane par deux autres auteurs : Berne avec les jeux psychologiques et Fanita English avec la notion de parasitage.
Les jeux de compétition sont clairement une recherche de pouvoir : il s’agit de l’emporter sur l’autre. Les partenaires veulent chacun avoir le dessus, comme dans « le mien est mieux que le tien ! » et dans « Je te tiens ! ».
Les jeux complémentaires sont plutôt un parasitage qui débouche généralement dans un deuxième temps sur un jeu psychologique. Ainsi la relation entre un client émerveillé et un médecin-qui-fait-des-miracles, jeu que Berne appelle « Que vous êtes merveilleux, docteur ! », ne dure-t-il qu’un temps. C’est clairement une relation de parasitage. Quand le client trouve quelqu’un d’autre à admirer ou qu’il cesse de vouloir admirer, le docteur-qui-fait-des-miracles, privé de ses signes de reconnaissance et des émotions qu’ils lui procuraient, change de rôle dans le triangle dramatique et enclenche un jeu psychologique. Le docteur-qui-fait-des-miracles peut lui aussi changer et alors, c’est le client frustré qui passe des louanges à la persécution.
Par ailleurs, la relation de parasitage est essentielle pour comprendre le système de l’emprise dans les couples et dans les groupes. Je vous renvoie aux ouvrages de Fanita English et à son discours de remerciement pour le prix Eric Berne reçu en 1978 pour son concept des Sentiments Parasites en tant que Sentiments Substitutifs. La traduction française de ce discours se trouve dans « Aventures en analyse transactionnelle et autres vraies histoires ». Fanita English dit clairement que les personnes de type II qui recherche les signes de reconnaissance pour leur Parent sont dans une dynamique de recherche de pouvoir, mais elle ajoute aussi qu’il est important « que les personnes de type I prennent conscience de leur désir de domination ». Que la personne soit dans un rôle autoritaire ou sauveur, elle exerce une domination sur une personne qui accepte le rôle de victime friponne ou impuissante. Persécution et rébellion marchent de conserve ainsi que sauvetage et impuissance.
L’analyse transactionnelle permet donc l’analyse des relations sociales de pouvoir avec ces trois modèles.
Existe-t-il des relations qui ne soient pas de pouvoir ?
Dans le domaine privé : l’amour, l’amitié, la collaboration, l’indifférence, elle aussi. Elles tiennent à distance l’état du moi Parent du moins dans sa tendance à établir des relations asymétriques.
Dans le monde social : la coopération qui se veut une relation égale, dans l’Adulte, car elle suppose la conscience de soi et de l’autre, un objectif commun et le respect de soi et de l’autre. Elle implique l’utilisation de la méthode contractuelle.
A ce point de notre réflexion, je questionnerai ce mot de pouvoir. Le pouvoir offre la possibilité d’exercer une action sur son environnement. Y renoncer, c’est renoncer à agir sur le monde. Le problème n’est donc pas le pouvoir, mais le projet et la manière de l’exercer : est-ce qu’on veut ou non le partager ? est-ce qu’on laisse quelques individus l’accaparer ?
La relation de pouvoir nous inspire la suspicion quand le but du dominant nous apparaît comme la recherche de la domination sur l’autre par tous les moyens, comme c’est le cas dans les jeux de pouvoir. En revanche, on peut imaginer un pouvoir sain qui s’appuie sur la coopération et l’acceptation de rôles complémentaires et qui utilise la concertation et la méthode contractuelle qui permet de réguler les relations.
Il n’empêche qu’il arrive un moment où quelqu’un doit décider. Renoncer au pouvoir, c’est renoncer à choisir pour soi et pour la collectivité.
En réponse aux situations de violence grossière ou subtile, il importe de garder notre capacité de réflexion et de choix qui est le pouvoir de penser. Parmi ces choix reste la liberté de dire non.
Bibliographie :
BERNE, E., Analyse Transactionnelle et psychothérapie, Paris, PBP, 1971
BERNE, E., Sex in Human Loving N.Y. , Simon & Shuster, 1970. Non publié en français.
CROZIER, M.,/FRIEDBERG, E., L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977.
ENGLISH, F., Aventures en analyse transactionnelle et autres vraies histoires,Paris, DDB,1984
HIRIGOYEN, M-F., Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple, Paris, Oh Editions, 2005.
LE GUERNIC, A., Etats du moi, transactions et communication, Paris, InterEditions, 2004
STEINER, C., L’autre face du pouvoir, Paris, DDB, 1995
WATZLAWICK/HEMICK BEAVIN/DON JACKSON, Une logique de la communication, Paris, Le Seuil, 1972