Le harcèlement sexuel est la manifestation la plus crue du sexisme, les autres étant les différences de droits
- au travail (salaires plus bas et promotions plus rares, temps partiels plus fréquents),
- dans la vie politique (position en second sur les listes électives),
- dans la famille (familles monoparentales)
- et la vie amoureuse (la contraception à leur charge).
Ces différences de droits tiennent à la société patriarcale et aux rapports de domination des hommes sur les femmes qui caractérisent celle-ci.
Si les femmes et les hommes étaient perçus comme d’égale valeur et ne grandissaient pas dans un environnement qui leur fait trouver normale l’asymétrie de leurs droits, la question se poserait seulement en termes individuels de pouvoir et d’abus de pouvoir.
Alors que le harcèlement moral concerne toutes les personnes en position asymétrique, le harcèlement sexuel concerne exclusivement le sexe. Les actes de harcèlement visent à importuner les femmes, à les intimider pour obtenir d’elles des faveurs qu’elles ne sont pas prêtes à donner. Leur non est alors considéré comme un oui. La recherche du plaisir n’est pas en cause car le plaisir se donne dans un échange consenti alors que le harcèlement permet de jouir de la domination sur l’autre et d’un sentiment de toute puissance.
Est-ce encore si fréquent dans nos sociétés si policées ? On croyait que non jusqu’à ce qu’éclate l’affaire Harvey Weinstein, ce producteur américain accusé de harcèlement et de viol par plusieurs actrices. L’existence des réseaux sociaux a rendu possible le déclenchement de révélations en chaine de la part de très nombreuses femmes qui grâce à leur anonymat ont pu révéler ce dont on ne parle pas. On connaissait cette réalité, pas son étendue. On a découvert que pratiquement toutes les femmes ont eu à se plaindre de harcèlement sexuel à un moment ou un autre de leur vie, soit de manière en apparence anodine, qu’on qualifie de « flirt lourdingue » ou de « drague importune », comme de se faire siffler dans la rue ou de s’y faire assaillir de propositions sexuelles explicites, soit de manière gravissime (agressions et viol). Il s’agit dans tous les cas pour les harceleurs d’obtenir du sexe par la force ou la ruse avec la complicité de la société toute entière puisqu’elle leur assure l’impunité. Pire, ils pensent que c’est leur droit, que ce n’est pas grave, que c’est ce que désirent les femmes sans se l’avouer. Ils méconnaissent la gravité de leur comportement. C’est une des raisons pour laquelle il est si difficile pour leurs victimes d’obtenir réparation.
S’il s’agit de pouvoir, on peut imaginer que les femmes qui ont socialement du pouvoir sont à l’abri. Même pas ! On s’en prend aussi à des femmes puissantes ! Les conditions du vote de la loi sur l’avortement à l’assemblée nationale française, milieu sexiste s’il en est, le prouvent. Il s’agissait de sexisme ordinaire. La complicité d’un groupe d’hommes goguenards a permis les attaques verbales indécentes contre la ministre Simone Veil qui défendait la loi sur l’avortement. Récemment encore, certains députés se sont illustrés en imitant le gloussement des poules quand une femme était à la tribune.
Certaines femmes ont été mieux protégées par leur éducation, leur milieu ou bien elles ont eu plus de chance. Mais toutes, si elles sont honnêtes, ont eu à connaître à un moment ou à un autre des gestes déplacés et des pressions pour obtenir des faveurs sexuelles qu’elles n’étaient pas d’accord pour donner.
On peut donc se demander comment font les femmes quand elles se retrouvent dans ces situations. Que mettent-elles derrière la réplique : « On se débrouille » ?
Elles ont toutes à leur disposition les mêmes stratégies.
– Leur première stratégie est d’ignorer, de faire comme si elles n’avaient rien remarqué. Cela permet de garder l’illusion d’une tentative de séduction qui cessera si on ne répond pas. C’est ce que les filles apprennent vite à faire, par exemple quand elles sont sifflées et interpellées dans la rue. Ca marche assez bien dans l’espace public. Dans les lieux fermés, il faut s’attendre à une escalade. On passe vite à une agression plus ciblée, un degré au-dessus.
– La deuxième stratégie alors est l’évitement qui demande de la ruse : il s’agit de ne jamais rester seule face à son persécuteur. Certains abandonnent ; d’autres non. Cela devient un jeu excitant. Le prédateur fait tout pour coincer sa proie et y réussit forcément un jour, quitte à agir en présence de témoins jugés inoffensifs ou complices. En cas de protestation de ceux-ci il n’hésite pas à les attaquer, ironiser, minimiser ses actes et solliciter leur complaisance. En effet le persécuteur a une force : il est sûr de lui. Il n’a aucune compassion pour le désarroi de sa victime. C’est un prédateur face à une proie qui cherche le salut dans la fuite. Les femmes n’ont pas appris à attaquer. La société décourage ce type de réaction. La conséquence est l’évitement de l’espace public quand il est hostile et la perte du droit à se déplacer comme on l’entend.
– La troisième stratégie est de faire face avec des mots, de clarifier la situation et de confronter l’autre. C’est le cas de cette femme qui dit tranquillement : « Non, je ne couche pas ! Je suis là pour mon travail et rien d’autre ! ». L’avantage c’est que la femme ne peut s’accuser d’avoir été ambiguë. Elle a pris un risque, celui de se tromper et d’être ridiculisée (Pour qui vous prenez-vous ?), mais elle est sur du solide. Elle espère que cela passera pour un malentendu. Cette stratégie peut arrêter certains prédateurs moins sûrs d’eux car en situations moins favorables, mais ce n’est pas toujours suffisant à empêcher la répétition. On reste dans ce que certains appellent la zone grise, où l’on peut se replier sur l’argument qu’il y a malentendu, entre séduction déguisée et harcèlement.
– La quatrième stratégie est de prévenir l’entourage pour obtenir de l’aide officieuse (de collègues, du syndicat), puis officielle (médecin du travail, responsable RH). On sait quelle est la suite, on se prépare à pouvoir prouver ses dires. Certaines abandonnent.
– Il leur reste ensuite la possibilité de fuir, se faire muter, de démissionner et déménager et enfin de porter plainte, s’engageant dans une épreuve durable et à haut risque d’après les nombreux témoignages.
Dans ces trois derniers cas, c’est la guerre contre le déni, la mauvaise foi. Car le prédateur est soutenu par le système judiciaire puisque la plaignante doit prouver le harcèlement, ce qui est difficile à cause de la complicité tacite de l’entourage et par la nature même des actes, destinés à rester secrets.
L’agresseur est pratiquement naturellement amené à se défendre en attaquant ses victimes en justice pour « insinuations calomnieuses », sinon c’est comme s’il avouait sa culpabilité. La société étant solidaire avec les hommes prédateurs sexuels, la femme se trouve isolée. Elle a le plus grand mal à faire reconnaître les dommages subis et à reconstruire sa vie.
Ces 7 stratégies, les plus employées, sont décevantes. Le phénomène de la violence sexuelle reste caché. Personne n’en parle ouvertement sauf lors de périodes de grand déballage comme en ce moment. L’abus de pouvoir commence pour certains dans la famille avec la complicité des parents, des frères et sœurs et des autres proches, dont les voisins ; il continue à l’école où il donne lieu à des suicides d’enfants persécutés par leurs camarades de classe sur internet. On y voit intervenir les effets de groupe. Il se poursuit dans la rue, avec la complicité du groupe de garçons, de filles, d’amis ; puis lors des études (pensez aux bizutages !) et sur les lieux de travail. La mise en place des rapports de pouvoir vise à obtenir des avantages qu’on n’obtiendrait pas en les demandant. C’est une manière de faire l’impasse sur le consentement. Tout cela marche parce que les filles ont intériorisé qu’elles devaient être douces, accommodantes, qu’elles devaient obéir, servir et séduire.
J’aborderai dans le prochain billet comment l’analyse transactionnelle, décrypte ces situations avec la notion de jeu de pouvoir de Claude Steiner et quelles réponses il nous apporte.