Nous, Princesses de Clèves, un documentaire de Régis Sauter

Le titre du film présente  les adolescents des quartiers nord de Marseille, élèves du Lycée Diderot et qui participent à des ateliers théâtre, comme autant de princesses de Clèves. C’est surprenant et pourtant particulièrement bien venu car d’une certaine manière ils vivent dans un monde qui a, psychologiquement, bien des ressemblances avec celui du roman.

 Régis Sauter les filme en train de lire ou réciter de larges extraits du texte de Madame de La Fayette « La Princesse de Clèves », roman paru en 1678 et dont l’intrigue se situe à la cour de Henri II, un peu plus d’un siècle auparavant.

Le sujet en est l’amour qui naît d’un regard, qui s’impose et obsède, qui se nourrit des obstacles et qui meurt doucement quand il est comblé. Sur un fond d’intrigues politiques, la cour est décrite comme un monde clos où la grande affaire est l’amour, où tout le monde surveille tout le monde et où un secret ne reste pas longtemps dissimulé. Toute une partie du roman est faite du récit des indiscrétions, des commérages et des supputations concernant la vie des autres. La surveillance d’autrui y est évoquée avec beaucoup de crédibilité.

Le texte est écrit dans une langue plutôt difficile pour nos contemporains, qui s’énonce et se déroule comme les danses de cour. En témoigne le début du roman  récité par une des élèves : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second ». Tout y est, y compris l’annonce de la fin, celle du roi, tué lors d’un tournoi.

L’héroïne, Mademoiselle de Chartres est dans sa 16ème année quand  elle est présentée à la cour. Elle ignore ce qu’est l’amour, mais elle a été prévenue par sa mère des désastres qu’il entraîne dans la vie des femmes du fait de l’inconstance des hommes. En devenant  Princesse de Clèves, elle fait un mariage conforme aux règles du monde où elle vit. Elle comprend ce que sa mère voulait dire en parlant des dangers de l’amour quand  elle rencontre pour la première fois le duc de Nemours. Dans ce milieu où règne la galanterie, il serait normal qu’elle se conforme au comportement dominant. Mais elle a été élevée par sa mère dans la crainte de manquer à ses devoirs d’épouse et dans la suspicion à l’égard des conséquences des désordres amoureux. Elle lutte donc contre ses sentiments, en vain, tout en arrivant à contrôler ses actions. Elle résiste même aux pressions du milieu quand elles vont dans le sens de ses désirs. Elle donne l’exemple d’un comportement unique dans l’histoire du roman.

Quel rapport avec nos adolescents ? Ils ont le même âge qu’elle. Certaines filles sont menacées d’être mariées rapidement à un homme qu’elles n’auront pas choisi. Ils vivent aussi dans un monde clos, celui des cités,   où les filles sont étroitement surveillées. Ils connaissent le poids de cette surveillance, de ce regard contrôlant  des adultes, mais aussi des frères. La vertu des femmes est le bien de la famille, la propriété du clan. Les mariages sont arrangés. Les gens vivent entre eux. Et en même temps à l’adolescence, l’amour est la grande affaire. La lutte  des héros de la Princesse de Clèves contre l’amour et pour l’amour est décrite d’une manière qui ne peut que tous les concerner.

Les garçons le sont en effet aussi. Il y a celui qui s’identifie au Prince de Clèves : le héros qui possède une femme mais n’en est pas aimé ; un autre à Nemours qui séduit toutes les femmes mais ne possède pas celle qui l’a séduit.

Quelle solution pour la Princesse ? Elle choisit de se retirer de ce monde. Et pour les filles de la cité ? Fuir, aller travailler en ville comme l’une d’entre elles l’a  entrepris ou s’incliner, rester prisonnière et élever à la place de sa mère les enfants que cette dernière met régulièrement au monde, comme s’y résigne une autre.

La mise en image est intéressante : de vastes mouvements de caméra pour montrer les limites physiques du lycée vues de la cour intérieure avec ses rangs d’élèves aux balcons et qui regardent vers le bas ; les tours de la cité avec toutes ces fenêtres qui cachent des observateurs invisibles et les adolescentes  qui se confient à leurs amies dans un recoin fleuri un peu sauvage.  De très gros plans des récitants ou des plans coupés qui laissent voir le déplacement des pieds sur les quais de gare ou les trottoirs qui fuient vers des destinations inconnues. Les lectures et récitations des textes choisis sont entrelacées de confidences faites par les acteurs.

Un épisode cruel qui se passe au lycée lors d’un entrainement d’une élève à l’oral du bac laisse entendre que dans les cours de français, les élèves ne bénéficient pas (ou plus ?) de la même approche sensible des grands textes. Une élève qui participe à l’atelier théâtre s’avère dépassée par l’exercice scolaire proposé lors de l’oral blanc et incapable de parler de la  fable de La Fontaine qui met en scène le rapport de force entre les puissants et les misérables. La situation sur laquelle elle devrait trouver quelque chose à dire : l’humiliation du faible devant le fort, elle la vit avec le professeur qui lui fait la leçon parce qu’elle devrait savoir qualifier ce type de texte.

La scène est insupportable. Par là même, l’enseignement du français tel qu’il est pratiqué actuellement est complètement invalidé à mes yeux d’ancien professeur de français, car il est vidé de son humanité. Ce qu’on propose aux jeunes, c’est un savoir pédant d’analyse de textes qui est certes utile aux professeurs, mais vide de sens pour eux, alors même que l’amour, le pouvoir des puissants, la solidarité, l’humiliation des faibles sont des sujets qui gagnent à être abordés directement. Ce sont des portes d’entrée dans la littérature.

Le film montre comment elle reste une  source d’émotions, de connaissance  et de motivation qui fait qu’on peut encore lire aujourd’hui La Fontaine et Madame de Lafayette.

Octobre 2011

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.